Morten Søndergaard est né en 1964 à Copenhague. Il est écrivain, traducteur, éditeur et artiste sonore. La pharmacie des mots est sa première œuvre traduite en français.
La pharmacie des mots est une oeuvre poétique sous forme d’objet qui assimile la structure de la langue à des produits pharmaceutiques.
Cette expérience poétique se compose de dix boîtes de médicaments, une pour chaque classe de mot, comme verbes, noms ou adverbe.
Une notice dans chaque boîte apporte des précisions sur l’usage recommandé, la posologie et donne des exemples.
également aux éditions joca seria :
L'Attrape-soleil
Morten Søndergaard

Traduit du danois par Christine Berlioz et Laila Flink Thullesen


ISBN 978-2-84809-329-1
15 x 20
cm
112 pages

15 €


novembre 2020

Quelles effervescences, quelles métamorphoses, quels concerts harmonieux et dissonants, quels avatars, quel tohu-bohu dans le monde de Morten Søndergaard! Le végétal est humain, l’animal est humain, l’être humain est animal et végétal, mais, miraculeusement, il y a le mot, l’écriture, voluptueuse, souveraine, qui l’emporte sur la mort et le chaos, qui s’arrache au marbre, à la lave, à la sauvagerie, à la violence des hommes et de la nature, à la folie, et qui permet d’attraper le soleil.

Toute la presse en a parlé


Les Pharmakonfessions
de Morten Søndergaard


Traduit de l’anglais par Olivier Brossard


L’ambulance n’arrive pas
on attend sur le trottoir et on scrute.
Ça va prendre combien de temps
?
Le grand mal, il l’a à l’intérieur
the Great Evil.
Il casse les meubles
les fleurs s’ouvrent en sang.
Les comprimés tombent du placard
et versent sur le sol
ils pompent les bouches de tout
le voisinage
:
somnifères, valium, rohypnol, prozac,
pronoms, noms, numéraux, adverbes.
Tout est calme désormais
comme lorsque l’enfant s’endort.
Mais dans le corps flotte un petit astronaute
qui ne peut bouger
ni démarrer son vaisseau spatial.
Le vaisseau est d’un calme de valium
le sang afflue calmement dans la maison calme.
Dans ce vaste univers personne ne peut tourner la tête
et il n’y en a pas un qui puisse bouger les bras.
Mais on sait qu’on se verra sur une étoile.



I.



Tout a commencé par le glissement sonore de valium à verbes. Je me souviens qu’enfant j’étais persuadé qu’il s’agissait de la même chose. La maison de mon enfance regorgeait de comprimés et pilules de toutes sortes. Et de mots, beaucoup de mots. Mon père enseignait à l’université où il dispensait des cours de langue et grammaire danoise et anglaise. C’était un homme de langage. Selon ses propres mots. Mon père était un homme de langage. D’autres pères étaient pompiers ou policiers. Mais mon père, lui, était un homme de langage. Le langage, c’était son travail. Comment cela pouvait-il être possible? Dans notre maison, il y avait du langage partout. Dans son bureau trônait une grosse machine à écrire qui faisait un son de cloche à chaque retour de chariot. A côté, un énorme livre intitulé The New Webster Dictionary. On avait l’impression de voir des livres partout, dans la moindre pièce, le moindre recoin de la maison. Mots et langage à tous les étages. Au grenier comme au sous-sol. Et ces livres identiques avec les mêmes lettres dorées: Dictionnaire de la Langue Danoise. Il y avait tellement de volumes que je n’aurais su tous les compter. Je croyais qu’il y en avait plus de mille et ils semblaient courir sur des kilomètres et des kilomètres et ils contenaient le monde entier. Et il y avait aussi Salmonsens Leksikon, un descendant de l’Encyclopedia Britannica, dans une reliure en cuir noir, si lourd qu’à côté le météore devant le Musée d’histoire naturelle de Copenhague ne faisait vraiment pas le poids.

Mais ni ces mots ni ces livres n’étaient les miens. Je me sentais en dehors de tout ça. En dehors de la langue, incapable d’épeler, passant le plus clair de mon temps hors de la salle de classe, puni pour mauvaise conduite. J’avais le sentiment d’être tenu à distance de tout ce langage, tous ces mots. Ils étaient pour les autres, pour eux, pas pour moi. Mon père était épileptique. Pour traiter et maîtriser la maladie, il avait de nombreux médicaments, des pilules plus variées les unes que les autres. Beaucoup. Pour dormir il avait besoin de somnifères, pour travailler de remontants et pour se réveiller de stimulants. Des cachets qu’il fallait avaler avec du vin. De plus en plus de vin. Des médicaments partout. Des bouteilles partout.

Le grand mal. The great evil. Le petit mal. Les mots, ça, c’était une bonne chose. Bonté de la chose. Les pilules, en revanche, une vraie saloperie, avec tout ce qu’il y a dedans et tout ce qu’elles mettent dehors. Merci, Papa, pour les mots. Merci à eux, sans en oublier un seul. Ils se tenaient prêts dans les livres, là, à attendre comme des œufs qui allaient éclore un jour pour libérer insectes et oiseaux. Une faune entière que le petit astronaute pourrait explorer le jour où il atterrirait sur une étoile avec son vaisseau spatial. Les mots. Le bazar et l’ordre dans lesquels il était possible de les mettre. A chaque fois tout recommençait. Toujours quelque chose de nouveau. Et les mots sont devenus ma vie.

Je l’ai déjà dit, je me sentais en dehors du langage. C’était vrai alors, et ça l’est toujours, d’une certaine façon. Drôle d’aveu pour un poète. Mais expliquons cela par une métaphore
: j’ai parfois l’impression d’être une abeille qui essaie de passer de l’autre côté d’une vitre. L’abeille que je suis ne comprend pas la transparence de cette étrange barrière. Le langage peut être une barrière. Comment diable exprimer les choses que nous voulons dire? Je ne cesse d’essayer, comme l’abeille qui se heurte à la fenêtre. Mais il arrive que soudain la barrière disparaisse et je peux alors dire exactement ce que je veux. Je suis dans le langage. Bien dedans.


II



Qu’est-ce au juste que cette Pharmacie des mots? Une collision entre les dix catégories grammaticales et les notices de médicaments.

C’est avant tout la collision entre deux langages ou deux systèmes: la grammaire et la médecine. J’ai pris ces deux langages et je les ai précipités l’un contre l’autre. Cognés l’un contre l’autre, comme dans une expérience dont on espère qu’elle va donner des résultats étonnants. Et alors arriva ce qui pouvait arriver de mieux à un écrivain: les choses se mirent à s’écrire d’elles-mêmes. Chaque jour, je parcourais des livres de grammaire et des traités de médecine à la recherche d’énoncés qui m’apparaissent poétiques. J’ai cherché sur internet. Mon dieu, que de maladies! Et les livres de grammaire, regorgeant d’exemples étranges. Il y avait notamment la grammaire Diderichsen, un volume bleu fatigué que je consultais tout le temps, surtout pour les exemples qu’il donnait, dont certains ont fini dans la Pharmacie des mots. Diderichsen, soit dit en passant, était un professeur et linguiste à qui on doit le Dictionnaire de la langue danoise.

Lorsque je faisais des recherches sur la grammaire et les catégories grammaticales, je suis tombé sur un livre danois recensant les mots essentiels de la langue danoise, ceux que l’on est censé maîtriser si l’on veut pouvoir manier la langue. Ce glossaire était une sorte de table périodique des mots. Pas nécessairement les plus communs, mais en tout cas ceux dont on estime qu’ils sont indispensables.

La poésie emprunte parfois à la science des termes ou des notions. Mais je crois que le poème est aussi une forme de savoir, un poème est un distributeur de savoir. Écrire un poème revient alors à faire acte d’autorité. C’est comme défricher un coin du monde et dire
: bon, voilà, c’est comme ça et pas autrement! Exercer l’autorité. J’ai écrit un livre de poèmes qui s’intitule Les abeilles meurent en dormant. Je ne suis pas bien sûr que cela soit le cas. Mais quand je lis mes poèmes, les gens me croient.

Les deux formes de langage, médecine et grammaire, en ont créé une troisième qui se déploie dans les instructions des notices. Ces instructions que nous ne lisons jamais, que nous jetons à la poubelle
; à moins que nous ne prenions la peine de les lire et là, ça ne rate jamais, nous nous découvrons tous les effets secondaires au monde. Mais ces textes sont en réalité des questions de vie ou de mort. On peut considérer que la prose des notices de médicaments est la quintessence de la modernité, leurs instructions l’apogée du progrès humain. Tout cela est le résultat d’innombrables expériences chimiques sur la matière organique. Beaucoup de cochons d’Inde sont sans doute morts pour en arriver là. On a lu et réécrit les instructions de nombreuses fois. Des docteurs et des avocats sont passés par là. Les instructions se contredisent magnifiquement parce qu’elles doivent prendre en compte tous les scénarios possibles et imaginables. Diminution de l’appétit. Augmentation de l’appétit. Chaque mot est pesé sur une balance en or et tout se passe donc comme lorsque l’on écrit un poème. Il y a la volonté d’être le plus précis possible et puis… et puis, au bout du compte, les mots finissent par être d’une transparence totale. Comme les mots d’un poème, les instructions d’une notice s’efforcent de communiquer aussi prudemment et précisément que possible. S’approcher au plus près de ce qu’elles veulent décrire sans oublier de prendre en compte toutes les situations possibles.

Il était crucial pour moi qu’on ait l’impression d’avoir affaire à de vraies notices, que leur papier soit fin et leur mise en page semblable à celle proposée par l’industrie pharmaceutique. Des mots lourds sur papier fin. De même, je voulais que la boîte ressemble à une vraie boîte à pharmacie. J’ai fait quelques recherches en la ma
tière et me suis penché sur le design dans le monde médical. Le graphiste de Wrong Studio a inventé une forme évoquant l’esthétique de l’industrie pharmaceutique.

S’est alors posée la question de savoir s’il fallait mettre autre chose dans chacune des petites boîtes de la Pharmacie des mots que les notices contenant la posologie pour chaque catégorie grammaticale. J’ai longuement hésité à y placer des bonbons, des pilules de calcium ou des placebos. Mais je me suis dit que si je m’amusais à mettre des pilules dans les boîtes, les différentes agences sanitaires allaient s’en mêler. Au lieu de cela, j’ai préféré inclure la liste des mots de base de la langue danoise (de la langue française dans la version française de la Pharmacie) à la fin de chaque notice. Et cela me permettait de jouer avec le plus bel aspect du langage
: ce qu’il y a de merveilleux avec les mots, c’est que plus nous les utilisons, plus ils sont nombreux. On ne peut pas les finir, ils ne s’épuisent jamais. On ne peut pas dire « il n’y en a plus ». Le langage est cette chose intangible qui vit en nous.

Qu’est-ce que le langage
? Le langage est quelque chose en nous. Que sont les mots? Immatériels, ce sont des groupes de neurones, des impulsions électriques, des choses que nous ne pouvons ni toucher ni saisir. Et c’est pourquoi la Pharmacie des mots touche les gens. Elle permet à quelque chose d’intérieur de rencontrer l’extérieur. L’intériorité invisible rendue visible. L’intangible peut se toucher! Je crois que la Pharmacie fonctionne (elle est d’ailleurs ouverte) parce qu’elle rend ces choses que nous n’« aimons » pas digestibles. On n’a jamais vraiment envie de prendre des médicaments, et pour ce qui est de la grammaire, on ne peut pas dire que cela nous vienne facilement.



III



Je souhaitais aussi que la Pharmacie des mots comporte le signe ®, comme pour jouer avec l’idée de la possession du langage. Qui possède les mots? Qui possède le langage? Personne et tout le monde. Mais La pharmacie se joue de cela: ce serait évidemment merveilleux de posséder tous les noms au monde, mais c’est sans doute une ambition trop vaste pour la si petite entreprise qu’est la Pharmacie! Peut-on même posséder les mots? Les mots sont en fait vendus au meilleur enchérisseur. Une gare, un tournoi de football: au Danemark, nous avons la ligue Coca Cola, Eksperimentarium ® entre autres exemples. La marque allemande de voiture Mini Cooper a récemment voulu s’offrir une campagne de publicité en payant pour que le phénomène climatique de l’hiver 2012 porte son nom: l’institut allemand de météorologie permet en effet aux entreprises de sponsoriser un événement climatique et Cooper souhaitait voir son nom associé à la vague de froid balayant l’Europe, sans imaginer qu’elle serait violente au point de faire des centaines de victimes.

L’industrie pharmaceutique, qui regroupe les entreprises les plus riches au monde, ne cesse de chercher de nouveaux genres de maladies. Si bien que l’on se demande parfois
: qu’est-ce qu’une maladie? Et là nous avons besoin d’un nouveau médicament pour quoi encore? La relation du malade à l’industrie pharmaceutique est étrangement asymétrique: si l’on peut se passer de biens de consommation, on est coincé lorsque l’on a besoin de médicaments. Quand on est malade, on est prêt à payer des sommes importantes pour aller mieux. L’histoire regorge de docteurs peu scrupuleux et autres charlatans qui ont su tirer avantage des maladies et du désespoir des gens. Comme le langage, la médecine engendre une accoutumance, un réel besoin.

J’ai donc grandi au milieu des médicaments et des mots. Je me suis lentement mis à l’écriture et puis j’ai écrit de plus en plus. J’adorais – j’aime toujours – lire des livres sur la science. J’y cherche toujours des petits fragments de savoir poétique qui puissent, en l’espace de quelques phrases, refléter l’état sauvage du monde. J’ai constaté que ma main se déplaçait sur la page comme l’aiguille d’un électroencéphalogramme ou d’un sismographe. Tout ce qui touche à la science a joué un rôle fondamental pour moi, les méthodes de laboratoire comme les méthodes cliniques. Et tout cela est lié à un certain émerveillement de ma part. Et à une volonté, néanmoins, d’être précis. Peut-être pourrions-nous trouver là une définition de la poésie
: une attention intense. Et puis j’ai découvert le mot grec Pharmakon, qui est son propre antonyme: Platon et Derrida ont joué avec sa double signification de poison et remède. Pharmakon: poison et remède. Peut-être en va-t-il de même avec la situation de la poésie dans la société: poison et remède. La poésie est en dehors, lue par quelques-uns seulement, ne joue aucun rôle dans la cité et pourtant on peut la voir comme un antidote contre la déchéance linguistique ou encore comme un poison qui pénètre le tissu linguistique afin de le détruire. Quand nous écrivons, de petits éléments réagissent les uns avec les autres comme lors d’une réaction ou synthèse chimique. Chaque mot est choisi de façon à créer un effet sur le lecteur, de la même façon que les molécules sont soigneusement choisies par la médecine pour produire l’effet souhaité chez le patient.

Les poèmes sont-ils des remèdes
? Peut-on se servir de poèmes pour tout et n’importe quoi? La poésie est-elle utile? J’ai toujours considéré la poésie comme une recherche élémentaire. Comme une opération ou approche scientifique du monde. Une façon de transmettre ce qu’il y a de plus important, d’élémentaire dans les mots, la base du langage. Je ne crois pas que la poésie fasse de nouvelles découvertes, contrairement à la science. Mais nous avons besoin d’écrire de la poésie parce que le monde a constamment besoin d’être reformulé. Le langage se développe et change et évolue.

Mais peut-on comparer les lecteurs à des patients
? Est-ce que l’on finit hospitalisé dans le livre? Est-ce que l’on va mieux à force de lire? Là où la science est vite dépassée par elle-même, la poésie – enfin, la « bonne » – vieillit bien. La science est toujours une forme de négociation, le savoir d’aujourd’hui en sursis, bientôt obsolète. Beauté des expériences scientifiques: même celles qui échouent ont valeur scientifique car on sait alors ce qu’il ne faut pas faire. Un mauvais poème hélas n’a pas le même effet sur la littérature.



IV



L’écrivain américain William Burroughs prétend que le langage est un virus venu de l’espace. Il est vrai que l’on peut parfois avoir le sentiment que le langage est malade. La question demeure de savoir si la poésie peut être curative. La littérature peut-elle soigner? Ou devrait-elle être servir de poison à administrer au langage du pouvoir et de la domination, par exemple? Je pense à la poésie comme à un langage pris d’un accès de fièvre. Mais cette fièvre serait signe de santé, une fièvre qui s’efforcerait de guérir l’organisme. La fièvre est fascinante. La fièvre veut que nous nous arrêtions. La fièvre fait monter la température très haut simplement pour nous obliger à faire une pause. Et pendant ce temps nous avons des visions étranges et notre conscience est altérée.

On peut faire l’hypothèse que le langage/corps échappe toujours d’une façon ou d’une autre au contrôle de l’intellect, qu’il se trouve toujours déséquilibré par des attaques de tous côtés de virus, bactéries et maladies. La bonne santé est un état utopique, qui n’existe jamais vraiment complètement. C’est seulement au prix d’un ajustement constant à notre environnement que nous parvenons à rester en vie, en tant que corps ou langages. Etre absolument et complètement en bonne santé est une impossibilité. Ce n’est qu’au moment où la vie nous quitte que s’arrête la perpétuelle négociation entre santé et maladie. Nous sommes bien vivants et en pleine forme parce que nous subissons d’incessantes attaques infectieuses.

Notre langage et notre corps sont maintenus en vie en étant infectés par l’extérieur et l’intérieur. Le langage est un matériau vivant à qui les transfusions feront le plus grand bien. La traduction est une transfusion. Vous devez traduire. Traduisez, vraiment
! La traduction, c’est bon! Laissez une langue étrange se glisser sous la peau de la vôtre. Ecoutez l’autre langue parler dans la vôtre. Faites la travailler dans la vôtre. C’est comme un vaccin pour votre langue fabriqué à l’aide d’une langue éloignée de la vôtre.

Je viens de dire que le langage est un matériau vivant. Dans quelle mesure peut-on dire que le langage est vivant? Pour Burroughs, il s’agissait d’un virus. Et la poésie? Peut-être que la poésie est une substance chimique excrétée par le cerveau du lecteur. Le langage produit des images que l’on trimballe avec soi toute sa vie, que l’on conserve et dont on se sert comme d’une carte pour s’orienter.

Voilà la beauté des mots. Qu’ils soient pour nous des antidotes. Si vous avez une méchante morsure de serpent, il vous faut un peu de ce poison pour être guéri. Et il est révélateur que les médicaments aux effets secondaires les plus forts sont ceux les plus susceptibles de vous guérir. Le meilleur exemple est la chimiothérapie. Mais drogues et poison peuvent aussi être utilisés de façon créative. On ne compte plus les écrivains qui ont écrit sous l’effet de diverses drogues, de Charles Baudelaire à Henri Michaux à William Burroughs. Les drogues font accéder à de nouvelles dimensions du langage. A de nouvelles utilisations des mots.

Mais on peut aussi dire que les mots sont une drogue. Nous dépendons d’eux. Nous sommes des mammifères porteurs de langage qui se meuvent à travers le langage. L’après-midi, je suis assis à mon bureau et j’écris. L’après-midi, lorsque j’écris, c’est comme si le monde ralentissait pendant quelques instants, comme s’il faisait une pause pour que je puisse jeter un coup d’œil à l’intérieur. Il faut que j’écrive. Je dois. Dix minutes sans programme, comme Tomas Tranströmer dit. Peut-être est-ce que je le fais aussi pour m’injecter cette drogue poésie dans le cerveau. Au bout du compte, je le fais surtout pour ne pas devenir fou. Car grâce à cette drogue qu’est la poésie pour moi, je suis capable d’être au monde. C’est aussi simple que cela
: la poésie me permet d’être et d’exister.

Cette came qu’est la poésie me confère réalité, me permet de respirer. Me maintient en bonne santé. Elle me donne accès à la réalité dont je suppose qu’elle est celle dans laquelle la plupart des gens se meuvent. Une sorte de psychotrope. J’ai été frappé de découvrir que de nombreux poètes ont été médecins. Gottfried Benn était docteur, William Carlos Williams, Céline. Comme s’il existait un lien entre la profession médicale et une certaine familiarité avec le langage. Connaître la vie afin de pouvoir la décrire
? Avant que les poètes soient des poètes, il y avait des shamans ou des sorciers. Fascinés par les vertus curatives des herbes et des plantes, c’étaient des pharmaciens de la première heure. Ils frappaient leur tambour en chantant d’étranges chansons. Les herbes sont devenues des verbes. L’eau de cuisson des légumes, des poèmes. Ou, tout du moins, c’est la façon dont je l’imagine. Peut-être une fiction. Mais être pharmacien en ces temps, c’était, j’en suis sûr, aussi être poète, et inversement.

La médecine tient peur et mort à distance. Nous aimerions ne pas mourir, ne pas tomber malade. Nous aimerions être en bonne santé et vivant. Nous aimerions pouvoir lire. Les mots travaillent en nous. Ils nous travaillent. Les mots guérissent et détendent. Même sur le divan de Freud. Quelque chose d’interne filtre à travers les mots. Avec les médicaments, quelque chose d’externe rentre. Le poison devient remède. Aujourd’hui le symbole de la pharmacie est le caducée et ses serpents. Les serpents sont là pour vous rappeler que la médecine est capable de redonner vie. Les Grecs croyaient que le serpent après sa mue renaissait, indéfiniment. Je crois que la poésie est née pour redonner vie, pour renouveler la vie de tous les jours, et la poésie m’offre un accès à la vie. Un effort incantatoire pour garder la vie en vie. Aux origines de la poésie, la magie. Sans doute la raison pour laquelle j’en suis si épris.